La mort de Dominique Aury et de son double, Pauline
Réage (le Monde du 04/05/98)
Dominique Aury n'a pris la
parole qu'en 1994, à quatre-vingt-six ans.
Dans l'entretien du New
Yorker, elle affirme que Histoire d'O fut
écrit
comme une « lettre
d'amour à Jean Paulhan » : « Je n'étais pas jeune,
je n'étais pas jolie.
Il me fallait trouver d'autres armes. Le physique
n'était pas tout.
Les armes étaient aussi dans l'esprit. "Je suis sûr que
tu ne peux pas faire ce
genre de livres", m'avait-il dit. Eh bien, je
peux essayer, ai-je répondu.
»
Par CLAIRE DEVARRIEUX, le 10/6/99
Paris étant une ville où tout se sait sans que ça
se sache,
Dominique Aury a pu, pendant quarante ans, protéger son
secret en le partageant. «Pourquoi refusez-vous, du
moins publiquement, de reconnaître que vous êtes
l'auteur d'Histoire d'O», lui demande Nicole Grenier en 1988.
«J'ai longtemps refusé pour ne pas embêter ma famille»,
répond Dominique Aury. «Maintenant qu'il n'y a plus personne
pour être choqué, je n'ai pas du tout envie de changer de
position. Pendant des années, quand on me posait la question,
je m'en suis tenue à: "C'est la question à laquelle je ne
réponds
jamais". Pas mal comme réponse, qu'est-ce que vous voulez
répliquer à ça? Il n'y a plus à insister, et
on n'insistait pas.»
Dans ces entretiens, qui paraissent pour le premier anniversaire de
sa mort (elle avait 90 ans), Dominique Aury, qui s'appelait à
l'origine Anne Desclos, résume son rôle de secrétaire
générale de
la NRF: «Les gens comme moi sont à côté!»
A côté de Jean
Paulhan, puis de Marcel Arland, de Georges Lambrichs. Et avant
d'être à côté? Elle est la première fille
en khâgne à Condorcet. Elle
est doublement bilingue, étant la fille d'un agrégé
d'anglais doué
pour le bonheur, et d'une mère douée pour le malheur. Assez
secrète quant à ses propres aptitudes, elle retrouve en Paulhan
le
bon tempérament de son père. Ils se rencontrent pendant la
guerre.
Déjà clandestine, elle distribue les Lettres françaises,
après avoir
écrit, à la fin des années 30, dans des journaux d'extrême
droite.
Dominique Aury raconte des choses drôles: comment Paulhan était
contre la liste noire des écrivains collabos, car on allait les
mettre en
prison et ils auraient le temps d'écrire des chefs-d'œuvre; comment
il faisait des blagues à ses amis, avec une prédilection
pour les
serpents; comment il avait le diagnostic sûr et le pronostic incertain,
recommandant la publication de la Nausée avec la certitude que
Sartre n'écrirait rien après. Au comité de lecture
des éditions
Gallimard, Dominique Aury est la seule femme pendant vingt-cinq
ans.
Elle est capable de discuter avec Borges des limites de
l'anglo-saxon, une langue qu'elle n'aime pas, ce qui n'est pas donné
à tout le monde. Elle a traduit et fait découvrir Waugh,
Fitzgerald,
ou tel aspect méconnu de Swinburne. Un recueil, Lectures pour
tous II (le premier tome date de 1958) nous la révèle critique.
«Quand je parle d'un livre, dit-elle dans les entretiens, c'est
d'abord pour montrer qui est derrière et pourquoi.» De fait,
une
sorte de limpide érudition l'emporte du côté de Tristan,
des
légendes bretonnes, ou de chinoiseries séculaires, mais lorsqu'elle
parle des écrivains, elle est entre amis, presque indiscrète.
«Sade
prône l'inceste parce qu'il y voit un crime, et Restif le défend
par vertu.» Virginia Woolf est «cette fille des eaux, malicieuse
et tendre, qui sait tout voir et tout dire, et qui danse de joie
devant la beauté, l'amour et le génie». Dominique Aury
explique
pourquoi Lolita ne relève pas du scandale, mais d'«un phénomène
d'enchantement». Elle fait de John Cowper Powys un entêté
comme les hommes de sa vie: «Il est le prophète d'une seule
idée.
C'est que l'on peut être heureux.»
Elle avait un regard «intelligent, attentif, compatissant ou
amusé», dit Constance Delaunay dans les pages d'hommage du
récent numéro de la Nouvelle Revue française. Elle
avait des
migraines. Elle avait un âne qui buvait du whisky et un chien qui
suivait les enterrements, dit Roger Grenier, qui décrit «son
désir
immodéré de rendre service». Jean Grosjean: «Elle
avait pour
tous une politesse discrètement chaleureuse et une indulgente
perspicacité. Les enfantillages des humains ne la dupaient pas.
Elle s'adressait à ce que chacun cache ou ignore de soi.»
Cela
se confirme donc: «Il y a deux choses inépuisables dans la
vie,
les gens et les livres, et les livres, c'est un moyen d'accéder
aux
gens. Je pense qu'on ne ment jamais quand on écrit.»
En 1994, Dominique Aury s'était longuement, et officiellement,
expliquée dans le New Yorker sur ces amours d'O que François
Mauriac, dans son «Bloc-notes», avait jugées à
vomir, sur ce brûlot
sadomaso signé Pauline Réage en 1954, publié par Pauvert,
préfacé par Paulhan («Du bonheur dans l'esclavage»).
On y
apprenait que Retour à Roissy, la suite d'Histoire d'O, parue en
1969, en était la fin, ratée, et par conséquent écartée.
Et que
l'introduction du Retour, intitulée «Une fille amoureuse»,
avait été
écrite au printemps 1968, Paulhan était en train de mourir,
Dominique Aury le veillait. Cela commence ainsi, c'est ce qu'elle a
écrit de plus beau: «Une fille amoureuse dit un jour à
l'homme
qu'elle aimait: moi aussi je pourrais écrire de ces histoires qui
vous plaisent... Vous croyez? répondit-il. Ils se rencontraient
deux ou trois fois la semaine, et jamais aux vacances, et
jamais aux fins de semaine.» Cela continue comme ça pendant
des pages. Pauline Réage évoque «la muette douceur
coutumière» qui est la sienne au grand jour, celle-là
même, sans
doute, devant laquelle les gens n'insistaient pas.